Extrait n°2. Le Village des Bons

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Pour Marcel et Marceline, la Libération de Rochefort sera le drame de leur vie. Dénoncés sous de fausses accusations pour collaboration, ils vont payer leur militantisme anti-communiste de 1936.

…Il n’est pas quatre heures de l’après-midi, quand surgissent, rue Buisson, deux camions de Bir’Hakeim pleins d’hommes en arme, mi-civils, mi-soldats, brassard au bras… Sur chaque aile avant des camions, est juché un FFI casqué, une sten ou un mousqueton en main, dans la position du tireur couché.
Les pneus crient sur l’asphalte. Tout le monde saute à terre. Ça crie. Ça braille. C’est que, singulièrement grossie, est revenue, dans le sillage des camions, la petite foule du déjeuner.
Marcel et Marceline sont déjà dans la cour. Les enfants et Annette sont derrière eux, terrorisés.
— Collabos ! Collabos ! En prison ! A mort les collabos… scandent et crient dans la rue, les gens surexcités.
Sans ménagements, deux hommes en armes se sont emparé de Marcel, l’emmènent et le hissent dans un camion qui démarre aussitôt en direction du boulevard de l’Aviation.
— Oui, oui ! En prison ! A Saint-Maurice1, le collabo ! continue la foule.
C’est le tour de Marceline. Elle a juste eu le temps d’enlever sa blouse de boulangère. On la mène au deuxième camion. Elle doit à présent traverser cette foule, hostile, hystérique…
— Collabo ! Salope ! T’as couché avec les boches… !
Les cris fusent, les crachats volent. Marceline a la tête qui chavire. Dans ce cauchemar, elle a le temps de reconnaître, au premier rang de ces

enragés, la mère Durand. La mère Durand ! La voleuse, la tricheuse en tickets de pain !
Et maintenant, le camion roule vers la ville. Chahutée par les soubresauts du camion, cheveux défaits et flottant au vent, Marceline subit les bourrades et les quolibets de ces hommes. Venus d’ailleurs, de leurs lointains maquis, et privés de femmes, ils ont double raison de croire à une juste épuration, double motif pour faire payer ces « collaboratrices horizontales ».
Elle a beau protester, Marceline : « Je n’ai rien fait… c’est une erreur… J’ai quatre enfants… » elle n’a que sarcasmes et insultes pour réponse.
Quand le camion débouche place Colbert, ce n’est pas le drapeau tricolore sur la mairie qu’elle repère d’abord, Marceline. C’est le kiosque à musique au milieu de la place : on y expose une dizaine de malheureuses femmes nues et tondues, bariolées de croix gammées ; tout autour la foule, dix fois plus nombreuse qu’au village des Bons, vocifère, crie sa haine. Mon Dieu ! se dit Marceline, qui vient de comprendre. C’est donc ça les Français ! C’est ça la libération du peuple de France !
Marceline’a pas le temps de se lamenter. On la débarque avec rudesse devant l’Hôtel de Ville. On la pousse dans une grande pièce gardée par la police où attendent des femmes assises tout le tour sur des bancs. Tous ces visages, en détresse, se tournent à peine pour voir la nouvelle arrivante.
Maintenant, Marceline attend son tour. Par l’ entrebâillement de la porte, là-bas, elle entend le crissement des ciseaux… C’est l’abominable salon de coiffure, l’atelier de tonsure, de tonte, ou, peut-on le dire, la station d’épuration. Est-ce le contrecoup des violences subies, Marceline pleure, elle pourtant si solide. Marceline pleure.
— Madame Berthommé !
Une voix forte venant de la porte d’entrée. Un militaire, en tenue britannique, debout, le geste impératif. Marceline regarde, sans comprendre.
— Madame Berthommé, suivez-moi !
Cette fois, elle a compris. Marceline s’est levée et rejoint rapidement le militaire. Elle vient de le reconnaître sous son uniforme anglais : Claude Ménard !
Une Prima quatre Renault attend le capitaine Ménard devant la mairie. Il y place Marceline, s’asseoit à côté du chauffeur :
— Rue des Bons ! lui lance-t-il.
— Claude ? Comment est-ce possible ? Tu es arrivé juste à temps.
— Je vous raconterai plus tard, Marceline… Mais, dites-moi, il ne faut peut-être pas rentrer tout de suite chez vous. Ces imbéciles risquent de revenir vous prendre. Où peut-on aller ?
— Allons chez Denise Granger, au coin de la route de Soubise. Une fois cachée là, on verra bien.
Cette bonne Denise, au courant des malheurs de ses amis, accueille Marceline
— Nous nous reverrons, dit Claude. Je repars. Je vais essayer de faire élargir Marcel. J’ai de bons amis à l’état-major de Bir’Hakeim. C’est tout de même pas ces résistants de la 25ème heure qui vont faire la loi !

Au 1 rue des Bons, c’est le grand désarroi. Colette et Pierrot ne pleurent plus. Mais ils se voient déjà orphelins. Anne-Marie et Marie-Noëlle, elles, sont inconsolables. Heureusement, les deux Jeanne, Jauneau et Weber, sont venues à la rescousse pour consoler et préparer le dîner. Annette tient le magasin avec Colette. Et Roger, solide comme un roc, mimant la patronne, a déclaré :
— Le travail continue !
En fin d’après-midi, Pierrot n’y tient plus. Il prend le vélo de sa mère. Il part voir son père à la prison de Saint-Maurice. Il emporte avec lui du pain, un petit colis, avec deux poires « curé » qu’aime tant son père.

Marceline se réveille. Il fait jour. Par la fenêtre, en face d’elle, pénètre le soleil. C’est comme des confettis de lumière venus des branches du grand magnolia qui, là-bas, s’agitent dans le ciel. Où est-elle ? Que fait-elle, allongée sur un matelas, dans ce grenier vide de toute autre chose ?… Quelle heure peut-il être ? Elle a dormi si longtemps ? Oui, elle a beaucoup dormi, lui semble-t-il. Comme une masse.
Maintenant, elle se souvient. Son arrivée, dans la nuit, guidée par Annette, dans la grande maison voisine des Chauveau, au 3 de la rue des Bons. On l’a faite passer par la coulée qui, derrière, dessert le parc à fagot de la boulangerie et les jardins des échoppes bordant le côté impair de la rue des Bons. On est venu la chercher chez Denise Granger où le cousin Claude Ménard l’avait conduite. Mon Dieu ! Un frisson la parcourt quand elle se rappelle sa honte, sa peur, à la mairie, au milieu de ces femmes promises à la pire des humiliations. Elle se remémore l’arrivée de son libérateur – un vrai libérateur celui-là ! – venu l’arracher des mains des préposés à l’épuration !
La porte du grenier s’est ouverte. C’est Annette, suivie de sa sœur Monique. Elles apportent à Marceline un café au lait fumant, et des tartines de pain frais et beurrées :
— Du bon pain de la boulangerie Berthommé ! annonce Annette, avec ce sourire de bonté qui ne la quitte guère. Soyez tranquille. Vous êtes ici, en sécurité.
— Je ne voudrais pas que Monsieur Chauveau ait des ennuis à cause de moi…
— L’oncle Félicien, des ennuis ? Il ne manquerait plus que ça ! Vous connaissez ses idées, mais jamais notre oncle n’a pu, de sa vie, admettre une quelconque injustice. Et ce n’est pas parce qu’il est au Comité de Libération qu’il n’a pas à l’œil ses copains communistes de la Commission d’Epuration !
— Quand même ! ne peut s’empêcher de répondre Marceline en retrouvant le sourire, un communiste protégeant une ancienne ligueuse réputée fasciste, qui croirait que ce soit possible !?
— Madame Berthommé, il y a des gens honnêtes et justes partout et puis… la vraie amitié se moque de la politique…
La porte du grenier s’ouvre à nouveau, et c’est Colette, Pierrot, Anne-Marie et Marie-No qui se jettent sur le matelas, dans les bras de leur mère. Elle est émue, Marceline, comme jamais. Ses enfants, ses filles surtout vis à vis desquelles elle est parfois si dure, si exigeante, il y a longtemps qu’elle n’avait pas senti leurs petits corps chauds contre le sien, longtemps qu’elle n’avait pas eu à essuyer ces larmes sur leurs visages et… sur son propre visage !
— Et Marcel ! dit-elle tout à coup, se dressant et écartant les enfants.
Pierrot raconte qu’il a vu son père à Saint-Maurice. Il a le moral. On lui a fait dire qu’on s’occupait de son sort. Il a passé une nuit en prison. Il ne devrait pas y dormir une deuxième fois, et rentrer à la maison dans l’après-midi….

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