Extrait n°2. Les Voyageurs de l’Outaouais

N°2. A BORD DU « SAINT-JEAN-BAPTISTE »

Les Voyageurs de L'OutaouaisA bord du « Saint-Jean-Baptiste », le voyage est long : deux mois agités… tempêtes,  maladies, rixes, mais aussi chants, rires, et rencontres. La famille Sabourin retrouve les Ducharme, leurs voisins du village de Saint-Eloi ; ils font aussi connaissance de Marie Gaillard, l’une des deux cents « Fille du Roi » embarquées à La Rochelle ; et encore de la détestable voleuse de Tasdon dont la vindicte les poursuivra jusqu’à Québec.

Au vingtième jour de navigation, la maladie se déclare à bord. On craint le pire. L’eau douce est corrompue. La louche d’eau distribuée au déjeuner, de couleur brunâtre, a un goût amer. On a trouvé des asticots dans les biscuits. L’acariâtre Anne Vivien, voisine des Sabourin et des Ducharme, n’arrête pas de se plaindre et de réclamer.

Il y a maintenant une bonne quinzaine de malades. Le bruit s’en répand : c’est le scorbut. Anne Bourdon, dame de la Charrière, et quelques-unes des filles ont abandonné leur coffre à dormir pour y installer les passagers les plus atteints. Le père Paul, qui a quelques notions de médecine, s’affaire aussi auprès d’eux. Les matelots, eux, tiennent le choc et ne sont pas atteints par le mal.

Finalement, il ne s’agit point de scorbut mais de simples fièvres communes, et quelques fièvres chaudes et malignes. Par malheur, Anne Bourdon ne peut sauver une de ses filles, victime de fièvre pourpre. Il faut faire vite pour que le mal n’ait aucune chance de s’étendre. Aussi, le lendemain du décès, sans que le nom du mal ait été prononcé, on procède à l’immersion du corps. Devant l’équipage, les engagés et les Filles du Roy, réunis sur le pont, on bascule à la mer le corps mince de la morte, posé sur une planche et cousu dans une grosse toile. Comme l’ont voulu le capitaine Fillye et dame Bourdon, point de roulement de tambour, point de cérémonie. Simplement, dans le grand vent et le criaillement des goélands, s’élève le long murmure de la prière des morts prononcée par le père Marc, haché par le répons des femmes.

La vie a repris son cours à bord du Saint-Jean-Baptiste. La vie, peut-on dire la vie, compte tenu du peu d’hygiène des corps auquel chacun est condamné ? Quelle puanteur dans cet enfermement de l’entrepont où les sabords sont presque continuellement fermés ! Les parasites pullulent. Chaque fois qu’ils remontent sur le pont, Jean, Pierre et Mathurine sont couverts de poux, passent leur temps à les débusquer de leurs hardes et à en tuer le plus possible. La mère a dû se résoudre à sortir ses ciseaux et à couper au plus court les jolies boucles blondes de son fils.

À la dînée, la viande fraîche se fait rare. Quelques œufs de poule du bord sont strictement réservés aux officiers et aux quelques malades qui demeurent. À la purée de semoule de seigle ou d’avoine, parfois de fève ou de pois, on ajoute de la graisse ou de l’huile d’olive pour rendre le tout plus nourrissant. Et, trois fois par semaine, à la dînée comme au souper, on donne du lard, ou encore deux morues ou deux harengs pour huit personnes. Heureusement, grâce à leur pêche, matelots et passagers réussissent à améliorer l’ordinaire en marsouin, thon ou requin. Le dimanche, jour du Seigneur, on fait en sorte que le moral remonte. Le repas d’onze heures s’enrichit parfois de pâtisseries, souvent de vin, de fruits secs et… d’un peu d’alcool, du moins pour les hommes.

Alors, il arrive qu’après quelques robustes chants de marins, les Filles du Roy entonnent en chœur « Les filles de La Rochelle », leur chanson, leur hymne composé au couvent de la Providence.

« Sont les filles de La Rochelle

Qu’ont armé un bâtiment

Pour aller faire la course

Aux Échelles du Levant1.

Ah ! La feuille, la feuille s’envole,

Ah ! La feuille s’envole au vent.

La grande vergue est en ivoire

Les poulies en diamant… »

*

Au quarantième jour de navigation, la mer commence à écumer. Fascinés par la peau sombre des flots, Jean et Ducharme demeurent cramponnés au bastingage.

Les vagues, gonflées comme d’énormes serpents aux écailles d’argent, roulent et frémissent sous le vent rageur. Les deux hommes en ont la chair de poule. Ǻ voir le Saint-Jean-Baptiste se cabrer sur le dos de la houle pour retomber dans des creux vertigineux, ils ont soudain la certitude qu’un homme à la mer dans de telles conditions ne pourrait qu’y laisser sa peau…

Tout le monde à son poste ! Fermez les écoutilles ! Verrouillez les sabords !, hurle à leurs oreilles le maître d’équipage en les poussant sans ménagement vers l’échelle de l’entrepont.

De très gros nuages sont apparus au ponant. D’un coup le vent vire et l’Ouest prend le dessus. Ducharme et Jean ont juste le temps d’entendre la voix du second dans la bourrasque et d’apercevoir le commandant, vacillant, monter sur la dunette pour reprendre le commandement.

Ǻ côté des Sabourin, Vivien, le colosse grincheux, terrorisé par la tempête, s’est réfugié contre sa « tasdonnaise » d’épouse qui l’accueille bien mal et le repousse.

−Curieux ménage que ces soi-disant jeunes mariés !, glisse Jean dans l’oreille de Ducharme.

Il faut à nouveau subir les restitutions d’estomac et le ballet des bassines en bois circulant de l’un à l’autre ?!

−Ça pue ! ça pue !, hurle soudain Vivien, dressé comme pris de folie… Puis voilà le colosse qui se calme et retombe, inerte, tout mou, cherchant vainement le secours des bras de sa femme.

Deux jours durant, le Saint-Jean-Baptiste affronte vaillamment la tourmente.

Enfin ! le ciel, nettoyé de tout nuage, retrouve le bleu immaculé des beaux jours de mer. Le soleil, épanoui, brillant et chaud, caresse le pont. Le vent est à « joli frais ».

Alors, le maître d’équipage apparaît en haut des marches de l’escalier de la grande écoutille.

−Ouvrez les sabords ! Tout le monde sur le pont !

Les matelots achèvent de laver à grande eau le pont et d’y remettre tout en ordre après la tempête. Faisant place aux passagers, les voilà qui descendent dans l’entrepont. Et de balayer, de laver le plancher tout en évitant de bousculer coffres et hardes ; de finir d’ouvrir sabords et écoutilles pour chasser au vent du large les odeurs fétides ; et de remonter, vider, laver, les nauséabondes bassines et les seaux d’aisance.

Encombrées de leurs hardes, couvrantes et paillasses pour les faire sécher, les familles Sabourin et Ripoche se sont ruées sur le pont. On respire, on soupire, on revit, on rit, même ! Oubliée, la peur du naufrage ! Évanouie, la terreur de sombrer dans ces abîmes sans fond ! Jean embrasse Pierre. Puis, c’est le tour de Mathurine dont il a pris la tête entre ses mains. Brusquement, il recule et la regarde avec inquiétude :

−Mathurine ? ta chaîne et ta médaille d’argent de Sainte-Anne, qu’en as-tu fait ? Elle n’est pas autour de ton cou !…

( Les Voyageurs de l’Outaouais, pages 41, 42, 43, 44 )

1* « Faire la course aux Échelles du Levant » était une expression utilisée à l’époque par les jeunes filles apprenties lorsqu’elles allaient travailler chez les maîtres.

Je souhaite acheter le roman « Les Voyageurs de l’Outaouais