Extrait n°3. L’aspirant SAB

N°3. L’arrestation du garde champêtre

Les officiers de la 2ème compagnie savent maintenant que le garde-champêtre TORRES joue le double jeu. D’un côté, il aide le chef fellagha local. De l’autre, il désigne aux militaires des « suspects » qu’il fait ensuite libérer moyennant finances… Comment neutraliser TORRES ? Son arrestation est décidée.

3. Le marché de Bou DjenaneAlors Giraudeau avait loyalement proposé son aide pour recevoir des plaintes, recueillir des preuves, saisir la justice… en somme coincer le garde-champêtre en respectant la loi. Le seul, le véritable et immense problème, dans cette affaire, allait être de décider les Français-Musulmans à porter plainte et témoigner.
Les Français de souche, on n’y songeait même pas.
– Et encore, avait ajouté Giraudeau, comme hélas ! la qualité d’un témoignage d’arabe pèse trop souvent moins lourd que la parole d’un européen, il faudra qu’il y ait, en plus, la quantité, si l’on veut que la balance de la justice parvienne au bon équilibre.
L’histoire Khaled n’arrangeait pas le climat. Guillou sut le reconnaître. Le capitaine avait toutefois un réel talent pour renverser les situations ; il fallait profiter de cette ambiance d’inquiétude pour provoquer un deuxième coup de théâtre : l’arrestation de Torres. Ou plutôt, faire croire à l’arrestation de Torres pour déclencher les plaintes et les témoignages qu’on n’avait pas. Pour cela, il fallait, premièrement, une mise en scène pas trop « Grand Châtelet », mais simplement conforme à l’imagerie d’Epinal du méchant/sénégalais, et, deuxièmement, une rumeur à propager dans le village et le bled alentour. A Sab, la mise en scène des baïonnettes ; au garde-champêtre français musulman Moktar, le téléphone arabe. Guillou, de son côté, s’était chargé de prévenir le capitaine SAS dont il obtint facilement le concours.
Au matin du jour J, l’opération était lancée. Sab et sa section gardaient à vue Torres, la Poste avait coupé le téléphone du garde, et les villageois, dans leur indifférence feinte, pouvaient constater que l’impossible était arrivé : l’arrestation du vieux sanglier. Ils apprenaient aussi que les militaires étaient dans l’attente de leurs dépositions. Le capitaine Guillou faisait savoir, en effet, qu’il siégerait à l’école, avec ses adjoints, le capitaine SAS et les gendarmes, toute la journée, et toute la nuit si nécessaire.
Jamais journée ne fut plus longue. Quand, à midi, la section de Sab fut relevée par celle de Gauthier, personne ne s’était encore présenté devant le jury. L’après-midi s’écoula, toute aussi longue, toute aussi vide. La nuit tomba avec un sentiment général de « bide » total.
Arriva pourtant, vers les sept heures du soir, un vieil homme courbe, appuyé sur une longue canne à la poignée jaune et patinée. Il portait le haut-chèche blanc des gens de Oued-El-Grar, et une cachabia brune. Il rendit sa carte d’identite’ et Giraudeau le fit asseoir. Pour gagner du temps, Guillou avait installé un magnétophone, et Moktar était là pour traduire. L’homme qui paraissait soixante quinze ans, en avait, comme toujours, dix de moins. Quand il eut raconté son histoire, Alkabache, le casque du magnétophone sur les oreilles, se mit en devoir de taper la déposition de Oumra Alaoua ben Larbi :
« Au cours du ratissage du vendredi 9 mars 1956, entre Ras El Oued et Bou Djenane, j’ai été pris dans la rafle avec vingt cinq autres environ. Quatre seulement ont été retenus à Ras El Oued, dont mon frère Oumra Abderhamane.
« Relâché le samedi, je suis venu le dimanche 11 mars, au marché, et c’est là, devant l’étal des bouchers, que Torrès m’a contacté et m’a demandé de l’argent, ajoutant : « Je m’occuperai de ton frère ». Je compris que 5 ou 6 O00 francs ne suffiraient pas pour obtenir l’intervention de Torrès. Je me mis alors à emprunter dans le marché un peu partout de petites sommes pour réunir 10 000 francs.
« Le lundi 12 mars 1956 à 11 h, devant le café Foxi, et en présence de Belkacem Fatah, j’ai remis 10 000 francs au garde-champêtre qui arrivait en voiture.
« Par ailleurs, j’ai payé au titre de l’année 1955 la taxe de prestations pour un montant de 9 960 francs, sur 2 bêtes de somme et 1 âne que je n’ai jamais possédés. Torrès ne fait pas le constat nécessaire et s’entend avec le ouakaf Belkacem Fatah
(Pièce jointe : avertissement à payer, article n° 0 5250 1) « .

Oumra signa le charabia administratif qui traduisait sa plainte et s’en fut.
Vint ensuite Bachir Abdelkader, ramassé le 12 janvier et relâché le 28 février, de Oued-El-Grar, lui aussi.
… « Ma mère a donné 5 000 francs à Torrès par l’intermédiaire de Alaoua Mourad pour me faire libérer. Mais Torrès a trouvé cette somme insuffisante, et ma mère a vendu une vache pour pouvoir remettre, de la main à la main, 15 000 francs de plus.
« Une fois libéré, j’ai porté chez Torrès une dinde que j’avais achetée 1 000 francs. Par ailleurs, Torrès a envoyé chercher chez moi un mouton que j’avais acheté 3 000 francs dans cette intention… ».
« Torres, l’année dernière a fait un prêt clé 10 000 francs à mon frère. Celui-ci l’a remboursé 20 000 francs avec les intérêts cette année »…
Les hommes avaient attendu la nuit noire pour venir déposer, jouant probablement à qui ne viendrait pas. Maintenant, le mouvement était amorcé. jusqu’à une heure avancée de la nuit, les militaires et les gendarmes enregistrèrent ce soir-là près de trente plaintes.

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