Extrait n°3. Le Village des Bons

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Deux ans ont passé depuis la Libération de Rochefort. Un cinquième enfant est né, Gérard. Les Berthommé se sont rétablis « cavistes » rue de la République. Tout irait bien …sans l’apparition d’ un Comité d’Épuration Clandestin.

Côté famille, par ailleurs, tout va bien.
Gérard galope un peu partout, y compris dans le chai où il voudrait bien se saisir du larron pour, lui aussi, mettre du vin en bouteille ; Colette est à ses fourneaux, et les trois autres sont à l’école, qui à la Providence, qui au lycée Pierre Loti.
Le lundi, Marcel, sur la table de la cuisine, met son courrier à jour. Ce 13 février, il ouvre le courrier que vient de déposer le facteur. Essentiellement des factures et… une enveloppe dont l’adresse est tapée à la machine. Il la décachète :

Comité d’Épuration Clandestin de Rochefort s/Mer
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Le 10 janvier 1947

1er AVERTISSEMENT
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Marcel et Marceline Berthommé,
Kollaborateurs notoires,
Votre présence rue de la République est une insulte et une provocation à l’égard des héros et martyrs de la Résistance, ainsi que vis à vis des authentiques et honnêtes citoyens de Rochefort.
Le Comité d’Épuration Clandestin a donc décidé de vous exclure de la ville. Vous avez un mois pour déménager et quitter Rochefort.
Premier avertissement !
Le secrétariat du CEC

Marcel croit défaillir.
A son appel, Marceline arrive, s’assoit et lit :
— Mon Dieu ! Ça va donc recommencer ! lâche-t-elle d’un air infiniment las.
Les yeux perdus, les deux époux se regardent et demeurent silencieux, un long moment.
Du bruit. C’est Colette qui rentre du Jardin Public où elle est allée promener son petit frère. Inutile de parler devant elle. Il sera bien temps de dire quelque chose aux enfants, quand eux-mêmes sauront quoi faire.
Et voilà donc Marcel et Marceline coupés dans leur élan, ramenés au temps des peurs et des angoisses. Comme si les interrogatoires, les justifications n’avaient servi à rien, comme si le procès n’avait pas eu lieu.
Et à qui demander conseil ? Maintenant que les meilleurs des Résistants ont eux-mêmes du mal à ne pas se laisser confondre, et avec ceux qui continuent à préparer « le grand soir », et avec ceux qui ont attendu la vingt-cinquième heure… Aux heures difficiles de la libération, fin 1944 et début 1945, ils n’avaient déjà pas trouvé beaucoup de soutiens, de témoignages à décharge auprès de ceux sur qui ils auraient dû pouvoir compter ; alors, maintenant, près d’un an et demi après, comment obtenir des mêmes un conseil ?
Il y a bien la solution normale : se plaindre des menaces à la Police. La Police ! se plaindre à ce même commissariat où ils avaient dû pointer, répondre d’accusations infondées ? Marcel et Marceline se rendent bien compte que ça ne peut que paraître incongru, irrecevable… Quoi ? Des citoyens de deuxième zone oser se plaindre du sort qu’on leur promet ? C’est mission impossible.
— Laissons faire le temps, Marceline, a fini par trancher Marcel, au bout de conciliabules sans fin. C’est peut-être tout simplement de l’intimidation de la part de nostalgiques mal intentionnés, de revanchards insatisfaits de la libération !
— Ou plus vraisemblablement, Marcel, de l’acharnement politique de la part de nos vieux « amis » communistes…
— Quoi qu’il en soit, ne changeons rien à notre vie, à nos activités, Marceline. Tout ça va sans doute s’estomper et sera sans suite.
Le jeudi 13 février, le facteur dépose avec le courrier un petit paquet-poste d’environ vingt centimètres de long. Pierrot est à côté de son père quand celui-ci ouvre le colis et découvre l’objet qu’il contient : un petit cercueil en bois. Emile en ouvre le couvercle décoré d’une croix et en sort plié en long une feuille dactylographiée :

Comité d’Épuration Clandestin de Rochefort s/Mer
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Le 13 février 1947

2ème et DERNIER AVERTISSEMENT
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Emile et Emilienne Berthommé,
Vous n’avez tenu aucun compte de notre première invitation à quitter la ville.
Or le Comité d’Épuration Clandestin, en sa dernière séance, a jugé que votre présence, en tant que Kollaborateurs, demeurait toujours aussi inopportune, honteuse et insultante pour tous nos héros et martyrs de la Résistance.
Le Comité vous intime donc l’ordre, pour la deuxième et la dernière fois, de partir de Rochefort.
Si vous n’avez pas sous un mois rempli cette obligation, la vitrine de votre magasin sautera.
Deuxième et dernier avertissement.
Le secrétariat du CEC

Cette fois, Marcel et Marceline se demandent vraiment s’ils doivent porter plainte. La menace est claire, patente. Ils interrogent leur avocat Maître Barret, et un ou deux autres amis proches de « vrais » résistants. La réponse sera toujours la même. Non, profil bas ! Au même titre que vous n’avez pas fait appel de votre condamnation, ne portez pas plainte. Si vous le faisiez, au mieux cela n’aboutirait pas. Non, ne faites rien. Faites-vous oublier. D’ailleurs, ils n’oseront pas. Ils ne se passera rien. Pas à Rochefort ! Le calme y règne aujourd’hui complètement…
Et les jours s’écoulent. Plus le temps passe, et plus les Berthommé se confortent et s’installent dans le confort de l’oubli… jusqu’au jeudi 13 mars.

— BAAAOUM !!
Une explosion énorme… un interminable cliquetis de verre cassé…
Il est cinq heures du matin. Toute la rue de la République, à cinquante mètres de part et d’autre, est secouée par l’explosion.
Dans sa chambre, Marceline s’est dressée sur son lit.
— La vitrine !
Marcel et Marceline s’habillent précipitamment, suivis de Colette et Pierre, dégringolent l’escalier et courent au magasin… Un désastre ! Toute la vitrine a explosé. Les mille morceaux de glace sont retombés sur le trottoir et dans la vitrine.
Des dizaines de bouteilles brisées, renversées… tout autour, continuent de s’écouler et de se répandre en un liquide rougeâtre à fort relent d’alcool, d’apéritifs et de vins.
Marceline et ses deux aînés, s’efforcent de sauver ce qui peut l’être, d’extraire des décombres quelques bouteilles indemnes. Leurs pas rapides crissent sur les débris de verre et font comme un clapotis…
Marcel est sur le trottoir. Il a déjà un balai en main, et s’efforce de dégager le passage. Tout un attroupement s’est formé : les premiers passants du matin, et surtout, réveillés en fanfare, les voisins d’en face et d’à côté. Ils posent des questions. Presque toutes leurs vitres sont cassées et bonnes à remplacer. Marcel essaie de répondre. Il faut bien. Non, il ne sait pas pourquoi sa vitrine a sauté. Un voisin, ancien militaire, explique à Emile :
— Il y a eu au moins deux pains de plastic, un à gauche et un à droite de la vitrine. Voyez, j’ai retrouvé les restes des crayons détonateurs…
L’heure n’est plus aux peurs, aux parlotes ou au jérémiades. Toute la famille se mobilise pour nettoyer les dégâts. Marceline, Colette et Anne-Marie, à grands renforts de serpillières, seaux, poubelles, essaient de redonner une allure normale à la boutique. Marcel a appelé son assureur et envoie Pierrot en mission d’urgence : trouver un serrurier pour réparer, au moins provisoirement, la vitrine. C’est jeudi, le garçon n’a pas cours. En vélo, aussi vite que possible, tressautant sur les pavés, il roule jusqu’en bas de la rue Lesson, demander l’intervention rapide du serrurier indiqué par son père. Réponse : pas disponible, ni aujourd’hui, ni demain. Nouvelle adresse, nouvelle course sur les pavés et… nouvelle rebuffade. Enfin, Pierrot trouve, dans le faubourg, un artisan qui accepte de venir.
A midi, le magasin est propre. A une heure de l’après-midi, le serrurier est au travail. Marcel a fait l’inventaire des manquants. On déjeune « sur le pouce »….

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