Extrait n°3. Les Voyageurs de l’Outaouais

N° 3. A CHARLESBOURG, EN LA SEIGNEURIE DE NOTRE-DAME-DES-ANGES

Plan CharlesbourgEn leur seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, les Jésuites installent provisoirement les Sabourin à Charlesbourg, l’un des fameux villages « en étoiles » qu’ils donnent en concession aux colons. Pour Jean et sa famille, rude est ce premier hiver de Nouvelle-France ! A l’automne, ils obtiennent à titre définitif une concession à Gros-Pin.


Huit ans plus tard, la famille s’y est agrandie de Françoise, Jean, Madeleine, Jeanne et Guillaume, soit au total six enfants, avec Pierre, l’aîné venu de France avec ses parents..

Ce dimanche, vingt-troisième jour de février, le père, la mère et Petit-Pierre, chaudement vêtus, avaient donc chaussé les raquettes. Il fallait bien s’essayer à marcher avec ces drôles d’engins pour éviter de s’enfoncer dans les gros amas de neige qui couvraient encore beaucoup de chemins. Arrivés chez les Ripoche à Charlesbourg, ils purent abandonner les raquettes ; le chemin montant jusqu’au Trait Carré avait été largement déneigé.

Eglise de CharlesbourgAppelant les fidèles à l’office, résonnait au loin, assourdi dans l’air glacial, le bourdon de l’église Saint-Charles-Borromée. Une église ? Une chapelle plutôt. Une simple maison en bois, à peine plus longue que les autres, construite en gros rondins mal équarris, avec un toit à double pente, couvert de paille disparaissant sous l’épaisse couche de neige. C’est à son modeste clocher et à son bourdon, juchés sur le mur pignon d’entrée, que l’on reconnaissait qu’il s’agissait de l’église. Saint-Charles-Borromée avait été bâtie là, par les Jésuites, au milieu des cinq arpents qu’ils avaient fait défricher au Trait Carré de Charlesbourg.

La cloche s’était tue.

Eglise de Charlesbourg en 1992Dans l’église pleine à craquer, les fidèles, chaudement emmitouflés, finissaient de s’installer à leur banc ; les hommes, tête nue, avaient gardé leur capot ; les femmes, coiffées de leur « bonnet du dimanche », laissaient descendre sur les épaules leur cape bordée de fourrure, découvrant parfois un doigt de dentelle surgi du mantelet, voire un bijou, une médaille, une croix ; les enfants s’agitaient et piaillaient malgré les réprimandes des parents. Dans l’air froid de l’église, l’haleine de chacun nimbait les têtes d’un petit nuage. Aux premiers rangs des bancs, outre le procureur fiscal et le capitaine de milice, siégeaient les plus importants, les « orgueilleux », ceux qui avaient acheté un banc fermé. Aux derniers rangs, et c’était le cas des Sabourin, se retrouvaient les modestes, les sans-grades, les nouveaux arrivants.

Petit Pierre, précédant ses parents, n’eut aucune peine à repérer le banc fabriqué par son père. Une fois ses parents assis, le gamin, debout, tournait la tête de droite et de gauche, tout à sa découverte de l’église. Il faut dire qu’il n’en avait pas connu d’autre depuis son baptême. Son regard balayait les murs lambrissés de pin où s’échelonnaient les quatorze stations du chemin de croix, les quatre fins dernières de l’homme, et puis, captant l’attention naïve, émerveillée de l’enfant, deux grands tableaux : l’un représentant Notre Seigneur Jésus Christ, l’autre dépeignant Saint Charles Borromée. Comment ce grand cardinal rouge et blanc pouvait-il, lui, distinguer le bon Dieu par le trou de ces gros nuages d’orage ?, se demandait Pierre, bouche-bée devant tant d’acuité visuelle.

C’est le père Balthazar qui disait la messe. L’entourait l’escouade virevoltante des enfants de chœur en aube, maniant burettes, encensoirs et clochettes. À gauche de l’autel, dans leurs stalles, priaient le père supérieur et ses frères Jésuites : Paul, Marc, et deux autres pères.

Arriva l’instant tant attendu, tant redouté aussi : celui de l’homélie, et surtout du prône. D’un pas solennel, le père Balthazar gagna la simple tribune de bois coiffée d’un dais, faisant office de chaire. Commentant l’épître de Paul aux Corinthiens, le père voyait bien, à leurs airs ahuris ou dubitatifs, que ses ouailles avaient du mal à comprendre le message de l’apôtre : « C’est ainsi que les derniers seront les premiers, et les premiers les derniers. Car il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus ».

Mathurine et Jean, en particulier, se demandaient, de leur banc d’église au dernier rang, s’ils auraient un jour le droit ou la chance d’avoir leur banc au premier rang. Le père Paul dut rassurer son monde. Certes la parabole s’appliquait au ciel où, expliqua-t-il, après la mort, Dieu le Père réserverait aux plus miséreux la première place. Mais c’était aussi une leçon à méditer par chacun en ce bas monde, dans son labeur quotidien : « C’est en travaillant bien et beaucoup pour le Seigneur concédant ou le bailleur, que le censitaire ou le fermier s’attire les mérites que le maître saura toujours reconnaître par une juste rémunération… et quelles que soient l’importance des récoltes, les intempéries et les aléas de la vie… ».

Les hochements de tête approbateurs prirent fin dès que l’abbé annonça le prône. D’un coup, l’attention fut grande, le silence total. C’était, pour les fidèles, la principale occasion d’avoir les nouvelles officielles de Québec, la capitale, de la seigneurie et des villages alentour : les baptêmes, les mariages, les décès, les confirmations, et, nominativement, les peines en cas de péchés mortels… Dieu merci, le père Balthazar n’eut pas sujet, en cette nuit de Noël, d’appliquer les sévères consignes de Monseigneur Laval. Mathurine se souvenait pourtant de ce que lui avait raconté Catherine Ripoche : le cas d’une femme excommuniée faute d’être allée à la messe depuis des mois, et – pas à l’église Saint-Charles-Borromée de Charlesbourg il est vrai – celui d’un ivrogne dénoncé en chaire, condamné à se tenir debout devant l’autel durant toutes les messes de l’année.

Le père Balthazar avait pris soin, à l’occasion de la Nativité, de n’avoir que bonnes nouvelles à communiquer à ses ouailles !

( Les Voyageurs de l’Outaouais, pages 77, 78, 79, 80.)

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