Extrait n°4. L’aspirant SAB

N°4. Le premier homme au bout du fusil

4Tirailleurs Bou Kanta 1956 (1)Le Chef FLN Si Tayeb a, par lettre, réclamé armes et munitions au propriétaire de la maison forestière de Dar el oued, sous peine d’incendie. Sab est envoyé sur place monter une de ses toutes premières embuscades…

En milieu de matinée, les accès de Dar el Oued étaient tous repérés, le point de regroupement désigné et les trois embuscades prévues mises en place : l’équipe de Dougo près du point de regroupement, celle de Cessé avec le chef Tamba deux cent mètres plus au sud, Bédary et son FM avec l’Aspi au carrefour de la grande piste d’arrivée à la maison forestière. C’était le point supposé stratégique. Il était déjà dix heures. Il fallait maintenant « s’écraser », faire taire les tirailleurs, et attendre.
Le temps était comme suspendu. L’apres-midi commençait. Doux et silencieux. A travers les branches, filtrait un pâle soleil d’hiver. Sab, planqué derrière son chêne-liège, MAS 49 à portée de main, attendait Théodore Tamba Kondiano, son agent de transmission, parti « faire cabinet », de l’autre côté de la piste…
L’homme, le fellagha avance. Maintenant ? Je vise. A cinq mètres, on vise quoi ? la poitrine…? la tête…? oui, la tête.
Maintenant ! C’est le moment. Maintenant la tête de l’homme est dans ma ligne de mire… c’est maintenant… et c’est trop tard ! L’homme et les deux enfants sont passés, plus loin, derrière les troncs dee chênes-lièges. Le temps de débouler sur la piste, ils sont à vingt mètres. Je vise. ]e tire. Mon fusil s’enraye. Je hurle n’importe quoi. Les deux jeunes sautent en contre-bas de la piste, poursuivis par Bédary réveillé et Théodore reculotté. Le fellagha, lui, a disparu. Malgré les recherches du chef Tamba accouru à la rescousse avec ses tirailleurs.
La colère de l’Aspirant peu à peu retombait. Au bout d`une heure de patrouille et de ratissage, rien. Oualou. D’un coup, il se sentit envahi par le sentiment de son échec. Il avait lamentablement « merdé ». Il aurait pu faire basculer l’échec en réussite. A cinq mètres, il aurait pu tirer. Il aurait dû tirer. Il n’a pas pu. Sur
un homme… ce n’était pas comme à l’exercice. Alors, faute de pouvoir s’injurier lui-même, il s’était remis à engueuler Bédary et les autres, et avait improvisé un nouveau plan de patrouilles et d’embuscades. Puisque c’était comme çà, on allait y passer la nuit, bordel de merde.
Lui-même, la rage au ventre, avait pris la tête d’une patrouille, bousculant la broussaille du sous-bois, explorant le moindre des sentiers proches de Dar el Oued, s’immobilisant pour une heure d’embuscade, puis repartant…
La lune était haute quand, brutalement, jaillirent les braillements d’un tirailleur. L’Aspi revint sur ses pas. Au milieu de la petite colonne, Boubakar était assis. Il avait jeté sa sten dans les buissons et palabrait avec véhémence :
– Moi, je comprends pas… Boubakar il est puni à faire la patrouille de nuit alors que c’est Bédary qui fait le con. Mon Yeutenant, d’abord tu vas m’expliquer… pourquoi nous on fait la guerre ici ? Les Algériens, ils font la guerre aux Français, et ils ont les routes, les écoles, les hôpitaux. A chez nous, en Guinée, on n’a pas les routes, on n’a pas les écoles, on n’a pas les hôpitaux et… on fait pas la guerre aux Français. Alors tu vas m’expliquer.
Et puis moi ici, ça fait beaucoup chier, je veux plus marcher, je veux plus faire la guerre, etc… etc.
A sa manière, Boubakar posait, impromptu, le vaste problème de la décolonisation qui tenait tant au coeur de son « Yeutenant ». Peu d’appelés, sans doute, même parmi les sursitaires de la 54 2f’B, avaient autant que lui posé, analysé, étudié, discuté le sujet. Sab avait dévoré tous les bouquins que publiait alors Le Seuil dans sa collection « Frontière ouverte » : « Le réveil du monde musulman », « L’Asie du Sud-Est entre deux mondes »… Il n’ignorait rien des écrits de Tibor Mende, Paul Mus, Malek Bennabi, Philippe Devillers… Alors, le « yeutenant » entreprit – ça, il savait bien le faire ! – de fournir et répéter inlassablement les mêmes réponses, les mêmes explications qu’il avait déjà cent fois préparées, détaillées, mitonnées et servies à ses tirailleurs.
Une heure durant, la forêt de Bouziane devait résonner des échos de l’énorme palabre. Tous les moudjahidines, moussebilines et autres chaouïas du secteur purent ainsi bénéficier de l’incongrue conférence de presse sous la lune..

Le lendemain 16 janvier au petit matin, visite était rendu en son gourbi, au gardien de la maison forestière. Le porteur de lettre n’avait, bien entendu, rien vu, rien entendu !
Vers huit heures, des bruits de combat dans la montagne amenaient Sab à rejoindre le chef Tamba et les reste de la section : le chef venait d’accrocher trois fellaghas en armes qui, blessés, avaient pourtant réussi à fuir, en laissant un fusil de chasse sur le terrain. Il rendait compte aussi qu’une seule de ses Stens avait fonctionné et que le PM avait coincé un étui !
Le fiasco était total.
En fin de matinée, un camion civil, faute de GMC disponible, venait récupérer la 5e section et son jeune chef, harassé et quelque peu amer, pour les ramener au PC d’Aïne El Kerma.
Le gardien chaouïa ne fut pas égorge, mais la maison forestière fut incendiée dans la nuit du 2 au 3 février, et Jacques Prigent reçut une nouvelle lettre de Si Tayeb :
« Le Kerma y passera aussi, coûte que coûte ».

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