Extrait n°4. Les Voyageurs de l’Outaouais

N°4. LE DRAME DE SAULT-SAINT-LOUIS

Avec leur ami Godon, Jean et Mathurine (accompagnée de Pierre l’aîné et de son dernier né Guillaume) viennent d’acquérir à Sault-Saint-Louis une terre et une habitation susceptibles d’accueillir le reste des deux familles demeurées à Gros Pin. Le domaine est au bord du fleuve Saint-Laurent, entre Lachine et Fort Verdun, non loin de Ville-Marie, capitale de l’Île de Montréal, seigneurie de ces messieurs de Saint-Sulpice. L’hiver, le fleuve est pris par les glaces et la petite baie vers quoi descend la prairie devient une véritable patinoire…

N°4-Carte alentour Sault-St-LouisL’hiver allait céder le pas. Cette fois, c’était sûr, en ces tous premiers jours d’avril. Mathurine commençait à mettre le nez dehors et, petit à petit, le bonheur revenait en elle. Chaque jour qui passait la rapprochait du moment où elle irait, avec Jean, quérir à Gros-Pin le reste de la famille.

Déjà, dès le mois de mai, des signes avant-coureurs avaient annoncé le printemps : la naissance des animaux dans l’étable du voisin, le retour des oiseaux migrateurs, l’éclosion des chatons de saules, la couche de neige qui s’abaissait… La fonte s’accélérait. Là-bas, au-delà de l’île Saint-Paul, le Saint-Laurent avait enflé, comme hérissé de grands frissons et parcouru de courants éperdus charriant d’énormes blocs de glace.

Ce matin, Jean est parti tôt avec Godon :

−On en a pour la journée. On n’est pas loin. Juste à côté, chez Lefebvre. C’est le dernier à qui l’on est redevable d’un coup de main, dit Jean en embrassant sa femme.

−Et pour quoi faire, chez Lefebvre ?

−Ce sont les derniers du village à avoir encore pas mal de gerbes de blé à battre dans leur grange.

−Oui, il est grand temps d’aller y manier le fléau…, ajouta Godon.

−Et surtout, Mathurine, n’oublie pas que nous sommes tous invités pour la veillée. Mais je viendrai te chercher Guillaume et toi !

En fin de matinée, un pâle soleil s’est levé, redonnant forme naturelle au paysage. Mathurine vaque à son ouvrage, heureuse et fredonnant à mi-voix ses chansons favorites : « Derrière chez moi, y’a un étang », « Les filles de La Rochelle »…, tant et si bien qu’elle réveille Guillaume. Sitôt avalés son bol de lait chaud et sa tartine de confiture, le gamin n’a de cesse que de demander à sortir jouer dans la neige.

Mathurine cède et le mène dehors avec sa traîne :

−Surtout, ne t’éloigne pas… !

Ă travers le carreau de la vitre soigneusement dégivrée, Mathurine s’efforce de garder un œil sur son fils. Elle s’éloigne un instant attiser le feu dans la cheminée et revient à la fenêtre : Guillaume joue à proximité, bombarde le bonhomme de neige qu’il a construit l’instant d’avant… Mathurine, rassurée, cesse le guet et s’éloigne un long moment pour faire le lit, le ménage…

Revenue à la fenêtre, elle ne voit plus Guillaume. Ni à gauche. Ni à droite. Inquiète, Mathurine saute dans ses « bottes de sauvage » et sort en courant. Dans la prairie toute blanche de neige, pas de Guillaume ! Affolée, elle se met à crier :

−Guillaume ! Guillaume !

Aucune voix ne répond. Paniquée, Mathurine tourne autour des traces laissées par son fils, tous ces petits pas incrustés dans la neige autour de la traîne et du bonhomme de neige. Elle repère, pleine d’espoir, des traces de l’enfant descendant vers la rive du fleuve. La barrière de Jean n’aura donc servi à rien ! Visiblement l’enfant, à un bout, l’a contournée.

−Mon Dieu ! Mon Dieu !, se lamente Mathurine, en franchissant à son tour la barrière, et criant toujours :

−Guillaume ! Guillaume ! Réponds-moi… !

N°4- Débacle sur le St LaurentElle est maintenant sur la glace, le soleil dans les yeux. Elle se reprend. Où a-t-il pu aller ? Vers les blocs de glace, là-bas, au bout de la baie, vers la pointe, du côté des rapides ? Ă gauche, devant chez les Lefebvre où se prolonge le tapis de glace ? Rien ! Elle ne voit rien ! Pas de Guillaume !

Alors elle se lance dans une course éperdue, contre toute prudence. Glissant, tombant, repartant :

−Guillaume ! Guillaume !, crie-t-elle sans interruption.

Elle va vers les blocs de glace, fascinée. Persuadée que son fils est là-bas. Elle tombe encore… et repart… c’est alors qu’un énorme craquement se produit. La plaque de glace se rompt en trois énormes morceaux.

−Mon Dieu !, lance Mathurine, happée par l’eau glaciale, coincée dans la débâcle, un bras convulsivement accroché à une plaque de glace…

−Mon Dieu ! Guillaume ! Jean… ! A-t-elle encore la force de proférer. Puis, plus rien.

Ă la tombée du jour, Jean et Godon, comme convenu le matin, rentrèrent chercher Mathurine et Guillaume, pour la veillée chez les Lefebvre. Trouvant la maison vide, et parcourant les alentours, ils comprirent malheureusement très vite la situation. Les recherches avec les voisins armés de fanaux ne donnèrent rien. Peu à peu, tout espoir abandonnait Jean. Lui comme les autres savaient bien que tomber à l’eau en pleine débâcle, c’était la noyade certaine, la mort assurée.

Jean ne dormit pas de la nuit, soutenu par Godon. Tout le village reprit les recherches dès le lendemain, aux aurores. On retrouva le corps de Mathurine, mais pas celui de Guillaume.

« Le 14 avril 1681, Mathurine Renaud, âgée de trente-huit ans, femme de Jean Sabourin, est décédée en la communion de notre Mère la Sainte Ėglise. Le corps a été inhumé au cimetière de ladite paroisse… ». C’est ce que consigna dans son registre M. Trouvé, prêtre du séminaire de Montréal.

( Les Voyageurs de l’Outaouais, pages 101, 102, 103, 104.)

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