Extrait n°8. La Montagne des Délices

« LE GAULOIS », carnet mondain du 14  juin 1845.

08 Le cafe des DelicesSi, d’aventure, vos pas vous mènent place de la Madeleine, n’hésitez pas. Contournez cet énorme Temple de la Raison, traversez le petit marché aux fleurs qui le jouxte. A cet instant précis, vous envahit une odeur puissante de sucre et de bois brûlé. Humant l’air parfumé, traversez la rue. Prenez garde de ne pas vous laisser heurter par l’un de ces fiacres venus stationner dans le plus grand désordre devant la fameuse boutique : « La Montagne des Délices ».

                C’est là qu’elles se précipitent ces jolies personnes prestement descendues de leur fiacre, dans le ravissant tourbillon de leurs amples robes de foulard. Elles courent, se faufilent, choisissent leur ballotin de café « chaud brûlé – frais moulu », payent et s’en vont, aussi vite qu’elles sont venues. Débarquent encore quelque domestique nonchalant, parfois en livrée, venant pour son bourgeois faire l’emplette du café du matin… Car – le savez-vous ? – il est du dernier chic à Paris, de se faire servir au lit un « café de La Montagne des Délices » (le meilleur de Paris) juste torréfié et accompagné de viennoiseries.

                L’après-midi, venez avant cinq heures, si vous voulez une place en terrasse. C’est ici que vous pouvez être vus, Madame, Monsieur, servis par l’un des deux petits marquis Louis XV, bruns de peau, en habits bleu ciel et perruques poudrées. C’est ici que vous aurez peut-être la chance de croiser quelque importante personnalité politique. Monsieur Guizot y vient de temps à autre, me dit-on, accompagné d’un ou deux banquiers. Mais si vous voulez entrevoir, groupés en conciliabules discrets, quelques membres de l’opposition comme Arago ou Ledru-Rollin, c’est à l’intérieur du café que vous les découvrirez.

                Savez-vous que Victor Hugo y est venu, seul, et méditant sans doute son discours du lendemain, prendre ici un café, la veille de sa nomination à la pairie de France par Louis-Philippe le 13 mai dernier. Sachez-le, « La Montagne des Délices » est l’un des rendez-vous préférés de nos célébrités littéraires : Balzac, George Sand, Théophile Gautier, Dumas dont le père fut général à Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti.

                Dans l’allée centrale, faufilez-vous entre les guéridons et les fauteuils de rotin, pénétré des ensorcelantes fragrances de café, dans l’univers enchanteur et tropical d’une salle décorée de palmes, de fleurs, de frondaisons, de mornes « suant de chaleur »… que déploie l’immense papier peint panoramique tapissant les murs.

                Prenez aussi le temps de vous attarder au comptoir du fond. Au milieu d’une dizaine de tonnelets joliment étiquetés des différents assortiments de café de la maison, trône la maîtresse des lieux. Faites-lui vos compliments. Plus encore que pour son café et les commodités de la dégustation, la dame le mérite pour l’éclat de sa beauté et l’extravagance délicieuse de ses atours. C’est une magnifique, grande et pittoresque quarteronne. Une délicate finesse de visage, un teint d’abricot, d’immenses yeux frangés de noir, un sourire troublant et ravageur, un port de tête royal sous un mirobolant entassement de foulards (jamais les mêmes au gré des jours !)… Rien n’est moins sûr que vous sortiez indemne de pareille rencontre. La dame vous invitera volontiers à visiter l’atelier de torréfaction d’où montent ces odeurs, ces parfums, ces fragrances qui envahissent les lieux.

                Si vous devenez comme moi un familier de « La Montagne des délices », alors c’est tard le soir que vous viendrez. La dame vous autorisera peut-être à l’appeler Emilie. Elle vous parlera de son île, de cette voix veloutée où roucoulent les « r ». Elle vous y fera sans doute rencontrer quelques hommes vieillissants, occupant près d’elle, au fond de la salle, toujours les mêmes places. Des mulâtres, des hommes plus tout jeunes, habillés sobrement, riant et parlant bas. Ils ont pour noms Jean-Pierre Boyer, soixante-neuf ans, ancien Président d’Haïti, accompagné d’un vieil et richissime ami qui l’aide à vivre : car lui, l’homme intègre, le président qui voulut trop vite trop de bien pour son peuple, vit, exilé à Paris, dans une quasi-misère.

                On raconte que « La Montagne des Délices », est la propriété de la famille Sabourin-Dourcy. Ouvert en décembre 1818 par Emilie de Possac-Sabourin, créole d’Haïti, le célèbre café est aujourd’hui, paraît-il, tenu par une autre Emilie Sabourin-Dourcy, dite « la belle quarteronne », nièce de la fondatrice. Les deux exquis marquis serveurs sont les descendants de l’ancien gérant Homère de la cafèterie de La Montagne des Délices à Haïti, ex Saint-Domingue.

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