Extrait n°9. Les Voyageurs de l’Outaouais

N°9. LE VOYAGE AU LAC TEMISCAMINGUE ET Ă LA BAIE D’HUDSON

Outa et son fils disparus, Jean-Baptiste part avec son frère aîné Jacques pour lePays-d’en-haut. Paul Guillet le récclame à son QG du lac Témiscamingue pour réorganiser, face à l’Anglais, son réseau de coureurs des bois jusqu’à la baie d’Hudson.

Au matin, Jérôme Cardinal qui a pris le commandement, fort de son expérience reconnue, appréciée et rassurante, donne le signal du départ.

CanotTrès vite, la rivière s’élargit comme si elle avait quitté son lit, puis se resserre à travers l’inextricable forêt d’épinettes jusqu’à atteindre la chute des Chats. Au moins vingt-cinq pieds plus bas, sur une largeur de quelques trois quarts de lieues, les eaux se précipitent à travers une multitude d’îles ; s’ensuivent une cinquantaine de cascades bouillonnantes et embrumées dans le soleil levant.

Cardinal est dans le premier canot qu’il commande. Il oriente la brigade vers l’autre côté de l’Outaouais. Il faut atteindre une pointe rocheuse difficile d’accès où l’on débarquera pour le portage. Tourbillons et remous sont nombreux. Comme tous les autres avironneurs, Jean-Baptiste et son frère sont attentifs, prudents. De leurs rames, ils sondent de temps à autre le fond.

Là-haut, au milieu d’arbres morts, quelques croix de bois mal équarries marquent le paysage de leur sinistre avertissement. Certains des engagés se signent.

Cardinal se démène. Son embarcation, la première, a atteint le rivage pierreux. Tandis que les hommes la sortent de l’eau, debout, les mains en porte-voix, il guide les autres :

−Attention aux rochers, les gars ! Parez avec vos rames…

Le deuxième canot, de justesse, vient atterrir en douceur contre un énorme caillou, à la limite des eaux calmes de l’anse, en deçà du fort courant qui vient de la chute. Le troisième canot est celui des Sabourin. Il arrive trop vite. Le voilà happé, entraîné par le courant…

−Laissez courir les avirons, les Sabourin !, leur crie Cardinal.

Jacques, le « gouvernail », redresse. Jean-Baptiste et les « milieux », Lafleur et Caribou, redoublent d’efforts.

−Un peu plus fort, les Sabourin !

Enfin, le canot décroche du courant, mais trop loin du bord il est catapulté par un tourbillon vers les rochers du rivage.

−Parez le choc !

Cette fois, c’est Jean-Baptiste qui hurle l’ordre à son équipage.

Les rames aussitôt débordent et se tendent côté terre. Trop tard ! Le canot vient s’échouer avec violence sur les arêtes rocheuses.

Toute la brigade accourt. Les bras se tendent ; on décharge et, surtout, on retourne l’embarcation pour mesurer l’ampleur des dégâts.

−Vous avez de la chance, les gars ! C’est réparable ! constate Cardinal.

Vers le TemiscamingueCardinal organise le portage. Il envoie une patrouille reconnaître en bas, dans la forêt inondée, la piste qui permettra plus loin de rejoindre la rivière. Ceux-là emmènent déjà sur leur dos un bon tiers de la cargaison.

Avec les autres, on finit de décharger les canots de leurs marchandises, on drape la pente rocheuse de couvertures de laine. Tout à l’heure, on commencera à hisser là-haut les trois canots avec d’infinies précautions.

Pour l’instant, on attend que Jacques Sabourin ait terminé la réparation du canot endommagé. Une belle déchirure d’au moins deux pieds de longueur ! En voyageur qui en a vu d’autres, Jacques a tôt fait de trouver, couper, écorcer et polir un morceau d’épinette nécessaire au renfort d’une membrure. Puis il déroule le rouleau d’écorce de bouleau de secours, en applique une pièce sur la déchirure et la recoud avec l’alène. Jean-Baptiste, pendant ce temps, a fait chauffer le brai sur le feu et l’étend bientôt sur les coutures. L’étanchéité sera parfaite.

( Les Voyageurs de l’Outaouais, pages 200, 201.)

Cinq jours plus tard, par la rivière Abitibi, à travers un paysage désolé de lacs, de marais et de forêts, par-delà de brusques ressauts rocheux au fond desquels parfois gisent des bancs de neige grise, la brigade Sabourin arrive au confluent de la rivière Moose : c’est là, à ce carrefour stratégique, dans une île proche du rivage, qu’il retrouve la cabane de la compagnie, abandonnée sur son tertre.

−Ă notre retour, dit-il à Okima, c’est là que tu t’installeras avec ton équipe, ton canot et tes marchandises.

Le lendemain, la brigade repart et s’engage dans la rivière Moose.

Les hommes sont subjugués.

Véritable fleuve aux gigantesques méandres, la Moose charrie des eaux puissantes, calmes au point qu’on les croirait immobiles. L’archipel géant d’îles plates et noires des forêts qui en jalonnent le cours est comme suspendu entre ciel et eau…

Insensiblement, les voyageurs s’aperçoivent qu’ils ont atteint l’embouchure. Ils découvrent l’immense baie d’Hudson.

Debout sur la plage encombrée de bois morts, de débris et de galets, Jean-Baptiste scrute l’immensité liquide. Jacques, Caribou, Lafleur, les yeux au ciel, ont déjà repéré les premiers vols de canards barboteurs et de petites oies des neiges. Ils se savent au cœur d’un sanctuaire de la sauvagine. Le regard de ces invétérés chasseurs parcourt maintenant la grève où s’agite et se chamaille tout un petit peuple des bécasseaux, grands chevaliers, pluviers…

Loup-gris, Okima et Victor, ont rejoint Jean-Baptiste. Soudain claque une mousquetade. Autour d’eux, les balles s’abattent dans l’eau. Ça vient de leur gauche.

−Trop loin ! Ă couvert ! crie Jean-Baptiste.

Tout le monde, genou en terre ou accroupi derrière un rocher, est en position de tir.

−Attendez ! dit Loup-gris. Chef, faut pas répondre. Avec Victor, on va aller voir…

Et les deux hommes se coulent entre les arbres rabougris. Une demi-heure se passe. Loup-gris et Victor reviennent, tirant derrière eux un Indien, les mains liés.

−Voilà son fusil, Anglais, dit Loup-gris. Ils étaient quatre, trois Iroquois et le Kipawan que voici. Les trois autres ont déguerpi.

−Et pourquoi celui-là ?, demande Jean-Baptiste.

−Parce qu’à nous qui sommes quand même de sa nation, il ne pourra pas mentir ; il nous a déjà donné beaucoup de renseignements sur le poste d’Albany, et il pourra y porter un message.

−Un message ?

−Oui, chef. Ces gens-là traitent avec les Anglais parce que c’est leur intérêt. Mais ils ne les aiment pas. Ils les trouvent trop brutaux. Nous, ils nous aiment. Alors le message que tu vas lui donner pour le chef du poste d’Albany fera coup double ; d’abord il obligera les Anglais à nous respecter en nous laissant nous installer ici ; ensuite ça colportera dans les tribus que les Français sont de retour, avec des marchandises plus belles et moins chères, de l’eau de vie, et des fusils…

−J’ai compris.

Et le jeune chef de sortir un rouleau de papier sur lequel il écrit :

« Moi, Jean-Baptiste Sabourin, agissant pour mon Roy et au nom de Paul Guillet, maître du Témiscamingue et d’Abitibi, vous préviens que je commande l’avant-garde d’une puissante troupe destinée à assurer la sécurité des postes de traite français depuis Mattawa jusqu’à la baie d’Hudson. Vous mets en garde contre toute manœuvre hostile qui pourrait me conduire à attaquer et mettre à sac le poste d’Albany ».

Jean-Baptiste lit la proclamation à ses troupes. Alors Loup-gris se saisit du message, le remet à son prisonnier qu’il détache et relâche d’une bourrade dans les reins…

( Les voyageurs de l’Outaouais, pages 214, 215.)

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